Il est capital de bien travailler son incipit. Ces tout premiers mots sont la porte d’entrée qui ouvre sur votre récit. Mais comment construire une porte qui captive et donne envie à votre lecteur de la pousser pour entrer pleinement dans l’histoire ? C’est ce que nous allons voir dans cet article.
Les six principaux types d’incipit
On distingue généralement six types d’incipit parmi lesquels vous pouvez choisir ou qui peuvent vous donner des idées pour expérimenter de nouvelles formes.
1L’incipit qui plante le décor : il est propre aux œuvres du XXe siècle et nous situe précisément dans l’espace et dans le temps. Bien sûr, rien est anodin dans le choix des éléments décrits qui permettent de créer une atmosphère singulière.
Exemple : Thérèse Raquin de Émile Zola
« Au bout de la rue Guénégaud, lorsqu’on vient des quais, on trouve le passage du Pont-Neuf, une sorte de corridor étroit et sombre qui va de la rue Mazarine à la rue de Seine. Ce passage a trente pas de long et deux de large, au plus ; il est pavé de dalles jaunâtres, usées, descellées, suant toujours une humidité âcre ; le vitrage qui le couvre, coupé à angle droit, est noir de crasse. »
2 L’incipit qui répond à une question implicite : de qui allons-nous parler ? Donner d’emblée des traits précis à un personnage via son portrait peut permettre au lecteur de s’y attacher plus facilement.
Exemple : Don Quichotte de Miguel de Cervantes
« Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse. Un pot-au-feu, plus souvent de mouton que de bœuf, une vinaigrette presque tous les soirs, des abatis de bétail le samedi, le vendredi des lentilles, et le dimanche quelque pigeonneau outre l’ordinaire, consumaient les trois quarts de son revenu. Le reste se dépensait en un pourpoint de drap fin et des chausses de panne avec leurs pantoufles de même étoffe, pour les jours de fête, et un habit de la meilleure serge du pays, dont il se faisait honneur les jours de la semaine. Il avait chez lui une gouvernante qui passait les quarante ans, une nièce qui n’atteignait pas les vingt, et de plus un garçon de ville et de campagne, qui sellait le bidet aussi bien qu’il maniait la serpette. L’âge de notre hidalgo frisait la cinquantaine ; il était de complexion robuste, maigre de corps, sec de visage, fort matineux et grand ami de la chasse. »
3 L’incipit qui donne la fin dès le début. Le récit sera alors un immense flashback. L’auteur devra ensuite tenir en haleine le lecteur alors qu’il sait comment se termine l’histoire. Sa plus forte interrogation est désormais : comment en est-on arrivé là ? Cet incipit est risqué mais il est particulièrement intriguant.
Exemples : Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez
« Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Auréliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. »
Chanson douce de Leïla Slimani
« Le bébé est mort. Il a suffi de quelques secondes. Le médecin a assuré qu’il n’avait pas souffert. On l’a couché dans une housse grise et on a fait glisser le fermeture éclair sur le corps désarticulé qui flottait au milieu des jouets. La petite, elle, était encore vivante quand les secours sont arrivés. »
4 L’incipit qui est travaillé, ciselé, et qui forme un aphorisme (sentence énoncée en peu de mots). Le lecteur sera séduit par le style et saura que le texte peut aussi avoir une prétention poétique.
Exemple : Anna Karénine de Léon Tolstoï
« Tous les bonheurs se ressemblent, mais chaque infortune a sa physionomie particulière. »
Loin d’eux de Laurent Mauvignier
« C’est pas comme un bijou, mais ça se porte aussi, un secret. »
5 L’incipit qui fait « BOUM ! » et nous entraine directement dans le feu de l’action. Qu’importe le pourquoi et le comment, les personnages font face à l’urgence et nous embarquent avec eux.
Exemple : Continuer, de Laurent Mauvignier
« La veille, Samuel et Sybille se sont endormis avec les images des chevaux disparaissant sous les ombelles sauvages et dans les masses de fleurs d’alpage ; les parois des glaciers, des montages, les nuages cotonneux, la fatigue dans tout le corps et la nuit sous les étoiles, sur le sommet d’une colline formant un replat idéal pour les deux tentes.
Et puis au réveil, lorsque Sybille sort de sa tente, une poignée d’hommes se tient debout et la regarde. »
6 L’incipit qui forme une adresse au lecteur : il est caractéristique du XVIIIe siècle. Il permet d’expliciter le pacte établi entre le narrateur/auteur et le lecteur et souvent les circonstances de la rédaction. Il met l’accent sur le processus même de l’écriture et introduit une forme d’immédiateté.
Exemple : Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau
« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. »
La méthode PIED pour captiver son lectorat
La première phrase doit être travaillée, étudiée pour « contenir » le livre. Elle doit être « enceinte » du roman : c’est le socle sur lequel repose, brique après brique, l’ensemble de votre histoire et qui en détermine déjà la forme. Vous devez donc avoir au moins une ébauche du plan et de la fin de votre roman. Quitte à en changer plus tard. N’hésitez donc pas à revenir plusieurs fois sur les premiers paragraphes, et à vérifier que vous avez inclus les ingrédients de la méthode PIED* :
- P comme Percutant : dès la première phrase, on a un ton, une voix qui se dessine. Quel que soit le type d’entrée en matière choisi, il faut prendre soin de travailler son lever de rideau.
- I comme Intriguant : un début annonce quelque chose, il ouvre sur une histoire et doit donner envie en intriguant le lecteur. Il doit d’emblée être envahi de questions, d’interrogations, pour avoir envie de poursuivre.
- E comme Entraînant : l’entrée en matière, c’est comme le début d’un marathon, elle doit porter une énergie puissante, entrainant le lecteur à tourner les pages encore et encore. Elle l’interroge, elle le titille, elle l’émeut, elle le remue, elle le secoue, elle le perturbe tant et tant qu’il ne peut arrêter sa lecture.
- D comme Déconcertant : Les premières pages doivent faire jaillir une foultitude de questions. Elles doivent chatouiller sa curiosité, la piquer. Il faut qu’il y ait autant de choses révélées que de choses cachées. Le lecteur a suffisamment d’informations pour entrer dans l’histoire, mais de grosses interrogations demeurent, qui tournent dans son esprit et séduisent sa curiosité. Ne donnez surtout pas toutes les billes d’entrée de jeu, sinon il n’y a plus de suspens et, ensuite, l’histoire se traine ou se meurt, vidée de toute surprise, révélation ou rebondissement.
EXEMPLES :
« La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. » (Aurélien de Louis Aragon)
Ici on a la surprise en fin de phrase, qui déconcerte et intrigue. On s’attendrait à ce qu’on nous décrive une première rencontre idyllique, comme dans les films ou les séries, façon prince et princesse, et puis non. Alors ça pique la curiosité. On veut savoir quelle suite va donner cet Aurélien. On veut savoir qui est qui ? Et pourquoi ?
« Je ne sais pas trop par où commencer. » (Les Âmes grises de Philippe Claudel)
Ici on est surpris et en même temps on est ferrés parce qu’on tâtonne avec l’auteur. L’hésitation entre en résonnance avec nos propres hésitations, elle nous place d’emblée à hauteur de l’auteur. Elle l’humanise et le rend humble. Et elle nous rend curieux. Il ne sait pas par où commencer mais il va bien entamer son récit quelque part. Alors on attend, et on lit.
« J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » (Aden d’Arabie de Paul Nizan)
Ici on a d’entrée de jeu un ton affirmé. Paul Nizan démarre avec un antagonisme, ses phrases sonnent comme un défi qu’il nous lance. « Je ne laisserai personne… », immédiatement on veut connaître la suite pour avoir le pourquoi et nous positionner pour ou contre son affirmation.
« De ces quinze années d’existence, Garance a finalement déduit qu’il ne servait à rien de discuter avec sa mère. » (Elle a menti pour les ailes de Francesca Serra)
Là tout de suite on se demande qui est Garance. Pourquoi elle pose une telle déduction ? Qui est sa mère ? Et on veut la suite. On retrouve également nos quinze ans et on s’identifie dans ce rapport mère-fille qu’on sent assez tendu.
« Devenir femme, c’est affronter le couteau. » (Betty de Tiffany McDaniel)
L’aphorisme de départ demande à être vérifié. On se demande tout de suite pourquoi ? On veut savoir qui est cette femme dont elle parle d’entrée de jeu. Pourquoi elle met en parallèle la femme et le couteau. On sent la violence sourde, on est immédiatement mis sous tension. Ça pique et ça accroche.
« La seule vérité, c’est la mort. Le reste n’est qu’une liste de détails. » (Grand frère de Mahir Guven)
Là encore, l’aphorisme est puissant. Il assène une vérité. On attend qu’il la développe, on attend pourquoi il affirme ça. On est d’entrée de jeu saisi. On ne peut lâcher le livre sur cette phrase.
À vous de jouer !
Voici trois propositions d’exercices pour vous entraîner. Laissez libre cours à votre créativité !
EXERCICE 1 :
Choisissez un tableau et à partir de l’œuvre, imaginez un incipit :



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EXERCICE 2 :
Choisissez un des incipit travaillés plus haut et écrivez les derniers paragraphes du récit : comment les personnages ont-ils évolué ? qu’ont-ils appris ? où sont-ils ?
EXERCICE 3 :
Écrivez un début de roman en intégrant les contraintes suivantes :
- Une assemblée (4 personnes au moins)
- Une figure d’autorité
- Un élément perturbateur (humain, animal, naturel…) qui interrompt l’assemblée
- Des précisions sur le lieu et la date
Écrivez cet incipit de deux manières différentes (cf. les six types d’incipit décrits plus haut).
* La méthode PIED est une méthode élaborée par Assmaâ Rakho-Mom.
Assmaâ Rakho-Mom est écrivaine, podcasteuse, chroniqueuse littéraire et boulimique de livres. Elle aime par-dessus tout écrire, raconter des histoires, mettre en scène des récits. Le faire sur divers supports, via différents canaux, et avec des styles variés la stimule grandement. Assmâa Rakho-Mom a été journaliste, correctrice, directrice de collection dans l’édition, chroniqueuse littéraire, avant d’arrêter ces activités pour se consacrer à l’écriture. En parallèle, elle a développé Bookapax, un compte Instagram dédié au livre et à l’écriture, puis un podcast littéraire, le Bookapax Podcast. Elle est l’autrice de deux romans : Les cellules de la galère et Le fils de Zahwa.
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